par MANÉ Diégo sur 16 Aoû 2018, 15:07
Excellente question, Jacques, merci de l'avoir posée...
Bon, plaisanterie mise à part, et comme l'a justement dit l'ami Thierry, "une armée qui ne s'est pas battu n'intéresse pas les joueurs d'histoire"... Nonobstant elle peut intéresser des "tournoyeurs", notamment suisses !
Nonobstant (bis) elle intéresse tout-de-même les historiens compulsifs qui veulent tout savoir... Or je ne savais pas et si je n'en suis pas tombé sur le cul c'est parce-que j'étais assis...
Nonobstant (ter) je me demande, mais cela n'est qu'une opinion (ce n'est donc pas historiquement fondé), si cette "armée" n'était pas "de papier", i.e. l'empilage des forces de parade des différents cantons sans aucune finalité militaire commune. Un peu comme si, en plus grand de ce dernier point de vue, on s'amusait à empiler les forces armées théoriques des différents pays d'Europe que l'on appellerait l'Armée de l'Europe.
Il reste aussi que, de 1805 à 1814, la Suisse est un protectorat français (l'un des titres de Napoléon étant "Protecteur de la Confédération Helvétique"), ce qui permit aux Alliés de "violer sa neutralité" (dixit sans rire des "historiens" français). Jusque-là le recrutement en faveur d'ennemis du "Protecteur" devait être en rapport plus difficile que le sien propre. Mais l'ingéniosité des recruteurs-passeurs est telle que l'on ne put jamais obstruer totalement le "commerce", l'exemple de ceux d'Albion en Hanovre est parlant.
Le millésime "1815" de cet OB n'est donc pas anodin qui le présente alors que la Suisse vient de retrouver son "indépendance" et cherche peut-être à le manifester par un étalage militaire respectable.
Il reste (bis) que la Suisse, toujours prête à rentrer de l'argent, n'envoya "que" 25.000 soldats participer à la force d'occupation alliée de la France (et bien sûr financée par i-celle) en 1815... Je pense donc qu'il s'agissait-là de la "capacité maximale de projection" de "l'armée suisse", qu'en outre elle réduisit rapidement à 5.000 hommes, les autres retournant à leurs parades triomphales dans leurs cantons respectifs après avoir fait l'étalage politico-militaire de leur force "commune".
Ceci dit je réponds de manière moins subjective aux questions subsidiaires de Jacques.
------------
QJB : "Les 20.000 hommes des 4 régiments au service de France faisaient-ils partie de ces chiffres",
soit les 45.000 à 50.000 hommes théoriques obtenus en empilant les effectifs du même métal (théoriques) des unités de cet OB 1815.
RDM : Je dirais oui*, théoriquement, puisque les régiments suisses au service de France n'existaient plus en pratique. Lors des Cent jours la Diète des Cantons rappela de France les quatre régiments suisses. 201 Suisses désobéissants formèrent le noyau du futur et éphémère 2e étranger au service de Napoléon qui fit la campagne de Belgique fort de 459 hommes, et alignera encore 364 h en septembre. Septembre où le Roi Louis XVIII licenciera définitivement l'institution, tout comme d'ailleurs le fera son "cousin" espagnol Fernando VII, car "pas d'argent, pas de Suisses" (dixit Molière). *En outre le texte précise explicitement que les chiffres comprennent les "4 Battalions Former French Swiss *1814-1815 only", cette dernière remarque étant partiellement fausse puisque mon OB de janvier 1815 donne toujours ces quatre régiments présents dans l'Armée Royale, bien qu'effectivement chacun de taille "bataillonnaire" malgré leurs trois bataillons théoriques (voir plus bas).
En juin 1812, au faite de la puissance impériale, les régiments suisses engagés en Russie par la France alignaient (source mon OB relatif) :
I/II/AR/1er Régiment Suisse, Cel Raquetly, 2 bataillons, 1.371 h
I/II/III/AR/2e Régiment Suisse, Cel Castella, 3 bataillons, 1.787 h
I/II/III/AR/3e Régt Suisse, Cel Thomasset, 3 bataillons, 1.333 h
I/II/III/AR/4e Régt Suisse, Cel D'Affry, 3 bataillons, 1.572 h
Il est facile de constater que malgré l'exhaustif grattage de tiroirs impérial chaque régiment est très loin d'aligner les 5.000 h de la théorie.
En janvier 1815, l'Armée Royale Française compte toujours quatre régiments suisses à trois bataillons, totalisant 2.503 h (extrait de mon OB relatif, source Couderc de Saint-Chamant), soit encore plus loin de l'effectif théorique régimentaire de 5.000 h :
1er Régiment suisse, 531 h (Soissons)
2e Régiment suisse, 659 h (Paris)
3e Régiment suisse, 602 h (Soissons)
4e Régiment suisse, 711 h (Paris)
Les 1er et 3e ont chacun une de leurs compagnies de Grenadiers à Paris, et le 4e une à Huningue.
-----------
QJB : "Quelles sont les troupes ayant combattu pour les ennemis en Espagne et Portugal, ou ailleurs ?"
RDM. Il y eut des contingents suisses au service de toutes les cours d'Europe, mais outre la France, les principales furent l'Espagne et l'Angleterre.
L'Espagne d'abord car compte tenu des événements de 1808 le sujet est "dual". Au commencement de cette guerre non déclarée l'Espagne compte six régiments suisses à deux bataillons chacun (source Arteche) :
Wimpffen n° 1 : 2.149 h (à Tarragona), qui sera affecté à l'Ejercito de Cataluña
Reding n° 2 : 1.643 h (à Talavera de la Reina), qui sera dissous (car passé au service de Joseph)
Reding n° 3 : 1.879 h (à Malaga), qui sera affecté à l'Ejercito de Andalucia
Beschard n° 4 : 2.121 h (à Mallorca), qui sera affecté à l'Ejercito de Cataluña
Traxler n° 5 : 1.827 h (à Cartagena), qui sera affecté à l'Ejercito de Valencia
Preux n° 6 : 1.778 h (à Madrid), qui sera dissous (car passé au service de Joseph)
Mais les choses se compliquent rapidement puisque "administrativement", Joseph, le frère de Napoléon, officiellement roi d'Espagne, devient le "contracteur" des régiments suisses, où du moins de ceux tombés dans sa sphère d'influence réelle, ce qui donnera lieu à la situation inédite de régiments suisses au service d'une même nation, en l'occurrence l'Espagne, se retrouvant dans deux camps opposés d'une même bataille, celle de Bailen 1808 :
L'Ejercito (español) de Andalucia y alignera en effet :
I/II/Regimiento Suizo de "Reding" n° 3, 2 bataillons, 1.100 h
Et le 2e corps d'observation (français) de la Gironde :
Régiment Suisse (Espagnol) de "Reding" n° 2, 2 bataillons, 937 h
Régiment Suisse (Espagnol) de "Preux" n° 6, 2 bataillons, 636 h
La malchance aidant, si l'on peut dire, fit que ces deux contingents au service de l'Espagne se rencontrèrent précisément au même endroit du champ de bataille, activant une règle contractuelle disant que deux unités suisses ne peuvent se combattre. Bien, voire mal pour Dupont qui n'avait alors rien d'autre encore en état de lutter. Mais les "Suisses-Français de Joseph" passèrent alors aux "Suisses-Espagnols de la Junte", et cela n'est pas stipulé dans la charte. L'inverse aurait donc pu se produire... si toutefois, bon sens suisse, Dupont avait alors eu le dessus.
Ajoutons que Dupont "disposait" aussi d'un bataillon suisse vraiment au service de France :
III/4e Régiment Suisse (Français), Colonel d'Affry, 1 bataillon, 833 h
Ce qui finissait par lui faire quelques 2.400 h, près du tiers de son infanterie, susceptibles de ne pas se battre en cas de rencontre de nationaux !
De son côté et en même temps Junot disposait au Portugal de deux bataillon suisses :
II/2e Régiment Suisse, Colonel de Segeesser, 1 bataillon, 1.103 h
I/4e Régiment Suisse, CdB Felbert, 1 bataillon, 985 h
Revenant côté espagnol, le Brigadier Félix Enrique Christen (Suisse), de retour de captivité en 1814, voulut relever le Regimiento Suizo de Traxler (son ancienne unité), mais fut informé que les trois régiments suisses restants (n° 1 Wimpffen, n° 3 Kayser, n° 5 Zey) n'avaient que 1.500 h en tout le 14/06/1814. Il fut donc nommé coronel du Rto Suizo n° 4 (De Zey) à Mallorca le 10/12/1814, moins d'un an avant sa dissolution.
-------------
And the last but not the least, the Great Britain !
Elle entretint durant toute la période qui nous intéresse trois régiments suisses, savoir :
1) Meuron, 1.339 h en 1814. En garnison à Seringapatam (Inde) jusqu'en 1806, en Méditerranée en 1807 ( successivement Gibraltar, Sicile, Malte). Au Canada en 1813-1816 jusqu'à sa dissolution. Avait participé aux opérations contre les Américains.
2) de Roll, 1.605 h en 1814. A Gibraltar jusqu'en 1806, puis en Sicile et Calabre où il recrutera 150 h parmi des prisonniers Allemands et Polonais. Le régiment perd trois compagnies contre les Turcs à Rosette (Egypte) en 1807, le reste protégeant courageusement la par ailleurs piteuse retraite du gros. De retour en Sicile le régiment recrute 400 Suisses pris au Portugal au 4e régiment au service de France, et monte à douze compagnies dont 1 de Grenadiers, 1 de Chasseurs et 1 de Rifles ! Quatre compagnies sont détachées en Espagne et "brigadées" avec le Régiment étranger Dillon sous le nom de Roll-Dillon, jusqu'en 1814 (participation au second Castalla en 1813). Dissous à Venise en 1816.
3) de Watteville, 1.604 h en 1814. A Malte en 1805, débarque en Italie, part en Sicile, participe à Maida 1806. Sicile, Gibraltar, Italie 1809, Sicile 1810, Espagne à Cadiz 1811-1813. Au Canada jusqu'à sa dissolution en 1816 après avoir participé aux opérations contre les Américains qui lui infligeront de douloureux revers.
Quand on parle de régiments "suisses" il est intéressant de comprendre que cette appellation, notamment chez les Britanniques, était parfois "de façade", et l'exemple de certains recrutements du Watteville mérite d'être considéré :
En 1810, sur un effectif de 890 hommes le régiment compte 238 soldats "slaves" (Polonais, Hongrois et Russes), 231 Allemands, 156 Suisses (quand même), 120 Italiens, 40 Français et 10 Hollandais. Mais l'honneur (suisse) est sauf car sur les 42 officiers, si 3 sont Français et 4 Allemands, tous les autres sont bien Suisses. S'ajoutent 14 musiciens dont la nationalité n'est pas donnée (source Chartrand).
De nouveaux prisonniers "slaves" permettent de monter le régiment à 1.410 h en 11 compagnies. Une douzième compagnie est créée en 1811 à l'aide de déserteurs Français du siège de Cadiz.
Dernier détail bi-national. Lors de son engagement à Maida 1806, quatre compagnies (308 h) du Watteville au service d'Angleterre auraient pu se trouver confrontées à huit compagnies (563 h) du IV/1er Régiment Suisse au service de France*. Cela ne se produisit pas, de peu, mais pourrait parfaitement trouver sa place dans le cadre d'un kriegspiel où les joueurs auront choisi un autre déploiement que celui décidé par les généraux historiques, donnant l'occasion de pratiquer cette merveilleuse règle suisse interdisant le combat entre leurs ressortissants. La tête du joueur ayant à cet instant le dessous et ayant tout misé sur ses braves Suisses pour s'en sortir doit valoir son pesant de cacahuètes de l'apéro.
* Cette circonstance permit au Major Stuart du 78th Highlanders de déguiser une faute de commandement de son chef (chose inconcevable) en faiblesse passagère de son unité (c'est de la faute des soldats) qui aurait confondu Suisses "français" et Suisses "anglais" et cessé le feu "maltapropos". J'ai prouvé dans mon L3C 16 sur Maida que la confusion d'uniformes était totalement impossible pour des militaires. Elle abusa cependant des civils napolitains : entouré d'insurgés après sa défaite, Reynier usa de ruse, envoyant son bataillon suisse tourner de nuit un village où on l'attendait. Au matin, se présentant côté opposé aux Français qui arrivaient, "les tuniques rouges" sont fêtées comme des Anglais, se forment en carré sur la place du village sous les acclamations de la foule en délire, avant d'ouvrir le feu des quatre faces, dispersant pour le compte la populace et livrant le passage salvateur à Reynier qui attaquait précisément à ce moment prévu d'avance.
Diégo Mané
"Veritas Vincit"