Secteur du 2e échelon français, témoignages et commentairesLieutenant Martin, 45e de Ligne, 3e Division Marcognet (2e échelon) Extraits d’une lettre à sa mère, écrite le 1er août 1815.
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... La mort volait de toutes parts ; des rangs entiers disparaissaient sous la mitraille, mais rien ne put arrêter notre marche... Enfin nous arrivâmes sur la hauteur. Nous allions recevoir le prix de tant de bravoure : déjà les Anglais commençaient à lâcher pied... Un chemin creux, environné de haies, est le seul obstacle qui nous sépare d’eux encore. Nos soldats n’attendent pas l’ordre de le franchir ; ils s’y précipitent, sautent par dessus les haies et laissent désunir leurs rangs pour courir sur les ennemis. Fatale imprudence !
Nous nous efforcions de ramener le bon ordre parmi eux. Nous les arrêtâmes pour les rallier... Au moment où j’achevais d’en pousser un à son rang, je le vois tomber à mes pieds d’un coup de sabre ; je me retourne avec vivacité. La cavalerie anglaise nous chargeait de toutes parts et nous taillait en pièces. Je n’ai que le temps de me précipiter au milieu de la foule pour éviter le même sort. Le bruit, la fumée, la confusion, inséparables de pareils moments, nous avaient empêchés d’apercevoir que, sur notre droite, plusieurs escadrons de dragons anglais étaient descendus par un espèce de ravin, s’étaient étendus et formés sur nos derrières et nous avaient chargés à dos. ...
La cavalerie pénètre au milieu de nous ; nos batteries, nous voyant entièrement perdus et craignant de se voir enlevées à leur tour font feu sur la mêlée et nous tuent beaucoup de monde. Nous-mêmes, dans les flots continuels d’une foule confuse et agitée, les coups de fusil que nous dirigeons sur nos ennemis deviennent souvent funestes aux nôtres. Toute bravoure fut donc inutile. Après des prodiges de valeur, notre aigle, prise et reprise, resta enfin au pouvoir des ennemis : en vain des soldats s’élevaient sur leurs pieds, allongeaient les bras pour atteindre et percer de leurs baïonnettes des cavaliers montés sur des chevaux vigoureux et extrêmement élevés. Inutile courage : leurs mains et leur fusil tombaient ensemble à terre et les livraient sans défense à un ennemi acharné, qui sabrait sans pitié jusqu’aux enfants qui nous servaient de tambours et de fifres dans le régiment et qui demandaient grâce, mais en vain. ...
Cela dura jusqu’au moment où, ne voyant plus de résistance parmi nous, les Anglais se divisèrent en deux parties, dont l’une fit prisonniers et conduisit en arrière ce qui restait de la division, l’autre remonta du côté de nos pièces pour tâcher de s’en emparer. ...
Martin, renversé par un cheval et assis parmi les morts et les blessés, est «négligé» par les «rabatteurs» et plus tard parvient miraculeusement à regagner ses lignes.
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Les restes du corps d’armée furent réunis, au nombre de quelques centaines d’hommes, et on nous donna à garder une lisière de bois où les tirailleurs ennemis voulaient déjà pénétrer.»
Ce témoignage interpelle sur plusieurs points de détail. Il correspond assez bien à ce que l’on imagine être arrivé au 1er échelon, pas au second, dont pourtant Martin relève.
Je donne plus loin le témoignage du Lieutenant Scheltens (7e Belge), qui pense avoir eu affaire au 105e (pas au 45e), ce qui finirait par nous faire croire à une inversion de plus entre échelons si d’autres parties du témoignage de Martin ne collaient pas aussi bien à ce que firent les Scots-Greys.
Martin semble dire que ses hommes ont passé les haies... puis qu’ils sont pris de dos par la cavalerie anglaise qui elle les a positivement franchies... Je comprends du coup que beaucoup de soldats du 45e ont effectivement franchi les haies, mais pas tous, et que les officiers survivants essayaient de les remettre en formation quand ils sont pris à dos.
Martin était lieutenant, donc en serre-file derrière le 3e rang, et il se «retourne vivement» lorsqu’il voit tomber le soldat qu’il vient de remettre dans le rang. Il tournait donc lui-même le dos à la cavalerie qui arrivait par derrière, et avait donc alors «remonté» et/ou dispersés les sept autres régiments de la division (?).
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Lieutenant Adjudant-Major Scheltens, 7e de Ligne Belge(seul régiment de Bijlandt à avoir tenu sa position) :
Je présente un minimum cet officier car c’est aussi son CV qui m’a incité à prendre sa relation au sérieux.
Né à Bruxelles en 1790. Entré au service comme marin en 1804... Puis au 57e de ligne, enfin aux Fusiliers de la Garde en 1807 (Heilsberg). Espagne 1808. Autriche 1809 (Essling, Wagram). À nouveau l’Espagne 1810-1811, dont il revient sergent. Russie 1812, assiste à tous les engagements de la Garde. Allemagne 1813 au 2e Grenadiers à pied de la Garde (Dresde, Leipzig, Hanau). France 1814 (Montmirail...).
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Il faut avoir fait ces guerres de l’empire pour savoir... ce que l’homme peut supporter» a écrit plus tard Scheltens, jeune Lieutenant Adjudant-Major de 25 ans à Waterloo...
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L’ordre de bataille était de deux rangs d’épaisseur, d’après le principe anglais. La compagnie de voltigeurs, déployée en tirailleurs, couvrait notre front. A notre droite était le 26e chasseurs à pied, bataillon de volontaires (1), formant brigade avec nous. Après ce bataillon, une batterie complète de pièces de campagne formait l’extrême droite de notre ligne de bataille (2), sur le Mont-Saint-Jean, là où il est coupé par la grand’route.
Mon chef de bataillon m’avait chargé de surveiller le demi-bataillon de gauche et de répéter son commandement en cas de besoin. À notre gauche se trouvaient d’autres bataillons de notre division dont j’ai oublié les numéros (3) ...
À deux heures et demie à peu près la première ligne française se mit en mouvement, en échelons. Une des colonnes marcha droit sur notre position. ... Nos tirailleurs battirent en retraite en faisant feu sur les tirailleurs qui précédaient les colonnes françaises. Notre bataillon ouvrit le feu aussitôt que les tirailleurs furent rentrés. La colonne française commit l’imprudence de s’arrêter et de commencer son déploiement (4). Nous étions tellement près que le capitaine ... qui commandait notre compagnie de grenadiers reçut une balle au bras, avec la bourre... restée fumante dans le drap de son habit.
Quelques escadrons de la garde anglaise (5), qui se trouvaient derrière nous, traversèrent notre ligne. ... Ils chargèrent la colonne française par les deux flancs (6). Celle-ci n’avait aucune force de défense pendant sa tentative de déploiement (7), de manière qu’elle mit bas les armes. C’était le 105e régiment (8). Les Anglais ont eu le drapeau, et nous les guidons. ... Le bataillon, qui avait cessé le feu, ne tarda pas à franchir le chemin creux (9)...
Un chef de bataillon français avait reçu un coup de sabre sur le nez qui lui pendait sur la bouche. ... J’ai protégé deux officiers français dans cette débâcle. Ils m’avaient fait le signe maçonnique (10). ... Il ne restait de la colonne française que quelques hommes en tirailleurs, qui furent bientôt ramenés par la cavalerie (11). ... Plusieurs de nos officiers étaient tués ; presque tous étaient blessés et 282 hommes manquaient à l’appel (12)».
1) Il doit s’agir du 27e Chasseurs (hollandais). S’agissant de «volontaires» cela explique pourquoi ils ont lâché pied.
2) Il doit s’agir de la demi-batterie à cheval hollandaise Bijleveld, 4 canons de 6 £, l’autre moitié étant vers Papelotte.
3) Les 5e, 7e et 8e de Milice hollandaise, qui avaient déjà souffert aux Quatre-Bras, et en eurent vite assez le 18 juin.
4) Si cela était considéré nécessaire (et cela l’était) on peut se demander pourquoi cela ne fut pas fait dès le départ.
5) Probablement des Scots Greys, que l’ancien Grenadier aura catalogués «de la garde» à cause de leur bonnet d’ours.
6) C’est encore confirmé par ce témoignage «neutre».
7) C.Q.F.D., encore et toujours. Comment cette évidence a-t-elle pu être négligée à ce point.
Brigade Bourgeois donc, échelon de gauche re-donc... Où erreur de Scheltens, ayant confondu avec le 45e de Ligne.
9) Les Belges ont donc franchi le chemin creux, avançant à l’anglaise sur les Français... Avant de retourner derrière.
10) Comme quoi appartenir à un «réseau international» permet parfois de s’affranchir du triste sort de ses nationaux.
11) Ces tirailleurs n’avaient manifestement pas même pu se reformer sur le flanc de bataillons aux compagnies mêlées.
12) Bref mais brutal, l’affrontement ne fut pas gratuit. Wellington félicitera le bataillon lors d’une revue près de Paris.
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À suivre...